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10/04/2014

On l'appelait Chiffon

On l'appelait Chiffon, Mon p'tit chiffon de quat'sous. C'était tendre, aimant, amusant.
Jamais on ne l'appelait par son prénom. Elle avait bien un état civil, officiel. C'est tout juste si elle le savait. Elle le savait bien, bien sûr. Enfin, elle pense qu'elle le savait. Elle ne savait pas quand elle l'avait découvert, ce prénom authentique. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle avait l'impression qu'on ne l'avait jamais appelée par son prénom. Avec le temps, Chiffon se transdorma en Fonfon. Une vieille tante qu'elle ne voyait pas souvent, fort heureusement, ne l'appelait jamais que Fonfon. Elle ne savait pas si ce qui l'embêtait (elle ne disait pas pas encore "l'ennuyait"), c'était de voir cette vieille tante, veuve, chez qui elle s'ennuyait un peu quand elle allait lui rendre visite, ou si cela provenait de son insistance à l'appeler Fonfon. C'est vrai qu'elle n'aimait pas être menée de force dans ce bizarre appartement du cinquième gauche qui ressemblait vaguement à leur appartement du deuxième droite, à l'envers, mais avec des pièces différentes que le vieil oncle, dont elle ne se souvient plus si elle l'avait connu ou non de son vivant (le sien à lui ? ou le sien à elle ?), avait fait modifier. Dans cet appartement, elle entrait dans une autre dimension. C'étaient les visites de charité qu'elle devait faire pour aller voir la tante pour laquelle elle sentait que sa mère qui l'y emmenait ne semblait avoir guère d'affinité. La vieille tante, sèche comme une trique, ne s'intéressait jamais à elle. Elle restait là, à s'ennuyer, pendant que sa mère faisait son devoir de bonne chrétienne envers la veuve du frère de sa mère. Cette tante, maigrissime, parlait sans arrêt de ses problèmes de santé, de ses intestins qui ne fonctionnaient pas, de gens qu'elle ne connaissait pas, de sa fille qu'elle connaissait à peine, mais qu'elle aimaimait bien, quand elle la voyait, bien qu'elle fût ostensiblement critiquée pour sa vie, son mari ou son amant, elle n'a peut-être jamais su. Cette femme était chaleureuse, vivante. Elle n'était pas de ce que sa mère essayait de lui faire comprendre, elle n'était pas du monde des gens bien. Elle fumait de gitanes, teignait son ample chevelure en roux foncé, portait du vernis rouge aux pieds et des chaussures à talons à bout découpés, elle était ouvrière et se comportait comme une ouvrière, fréquentait des ouvriers. Elle était gentille pourtant. Elle avait toujours le sourire. Elle donnait l'air d'être une femme heureuse. Mais sa mère, la vieille tante à cheveux gris mi-longs, plats et gras, recevant toujours en peignoir et s'excusant de ne pas être apprêtée était une bavarde sans chaleur. Elle perdait son dentier qui ne tenait pas dans ses mâchoires émaciées. Elle souffrait des dents qu'elle n'avait pas, digérait mal les aliments qu'elle ne mangeait pas, ne parvenait pas à soulager ses boyaux évidés, rien n'allait jamais. Il fallait l'écouter, se demandant s'il était permis de ne pas rester là. Il n'y avait même pas trois sièges pour asseoir la petite fille qui s'ennuyait. Elles étaient reçues dans la cuisine. Jamais dans la salle à manger. Il n'y avait pas de salon. Sans savoir si elle désobéissait, la petite fille tentait d'inspecter, timidement, l'appartement sombre, aux volets fermés sur le devant de l'avenue. Combien de fois ces visites se sont répétées, la petite fille ne le savait pas. Cela lui semblait rarement. Elle sentait bien que sa mère se forçait à y aller et n'y montait pas de gaîté de cœur. C'était pourtant bien trop fréquent. Les visites semblaient si longues, si ennuyeuses. Il n'y avait rien à faire, rien à voir, rien à écouter. C'était vide. Elle saurait plus tard, que c'était vide et mort. Comme le fut ce dont elle se souvient de son enfance. 

Une enfance vide. Sans joie. Morte.

© Simone Rinzler | 3 octobre 2014 - Tous droits réservés 

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